19 Octobre 2017
Le premier recueil de poèmes de Kateb Yacine, intitulé Soliloques, publié à Bône, le 20 février 1946, à l’ancienne imprimerie Thomas, épuisé, a longtemps été perdu ; il est retrouvé. Kateb ne souhaitait pas voir reproduits certains poèmes maladroits, trop influencés par ses lectures d’alors. J’ai donc opéré un choix : de la première partie, « Regrets d’une âme morte », j’ai retenu six textes sur neuf, de la seconde, « Les chants du loup », quatre sur treize. Le dernier poème, « Bonjour », p. 50, a été publié dans Forge (revue algérienne),n°3, avril-mai 1947. L’ensemble du recueil, de 38 pages, avec une préface de Madame Kateb Bedjaoui, a été tiré à 1.000 exemplaires. (in L'oeuvre en fragments, notes de Jacqueline Arnaud, éd Sindbad, Paris,1986):
Quoi que dise la vieille espérance,
Forçons les portes du doute…
J’ai vu maintes illusions
Passer du vert au rouge…
Et s’enfle aux voiles
Des âmes voyageuses
Un peu de brise !...
Car naviguent les cœurs
Au souffle des soupirs…
Il aurait fallu aux âmes
Sans cœur
Un amour fait de rires !...
Dire que demain
Naîtra peut-être
L’enfant de mon malheur !...
Pourquoi ne plus vivre
Quand les morts s‘arrachent
Les cercueils…
Vite un peu de peine
Pour mon cœur livide !...
Debout, ma folie,
Et mets ton manteau d’hermine :
Il fait si froid…
Et vous mes souvenirs vagabonds,
Montrez vos gueules
De galériens…
Plus souvent
Que sanglotent
Les chiens sans niche…
Dans mon cœur
Fume un marchand de brochettes.
L’Amour, en foulard et
En casquette grise,
Avec une canne pour flèche,
Mâche une boule de « chewing-gum ».
Mon désespoir est allé
Au cinéma :
J’ai le temps de rire.
J’ai appelé mon malheur Jules.
… Et se bidonne ma muse fardée,
En me disant des histoires crapuleuses…
Ma folie dans le « swing »
Avec des airs de fille hystérique.
Mon intelligence
Vend des cigarettes,
Qu’ai-je gagné à ce trafic illicite
De poèmes de guerre ?
Un peu de rire.
Mon génie a une pièce
Au pantalon.
Le guignon bat l’espoir
Par Knock-out,
(Au premier round)
L’âme condamne à mort
La défaite :
En route pour la rigolade !...
Il est des jeunes bras
Qui sont morts
Tendus vers une mère…
Oh ! Les poitrines fortes,
Les poitrines sanglantes
De ceux qui ont battu le fer,
Pour être vaincus par l’argent !...
Et ces morts qui ont battu pour d’autres…
Et ceux qui sont partis en chantant
Pour dormir dans la boue anonyme de l’oubli.
Et ceux qui meurent toujours
Dans la gaucherie des godillots
Et des habits trop grands
Pour des enfants !
Aux soirs tristes
De mortes minutes,
Il est un gars qui tombe
Et sa mère qui meurt pour lui,
De toute la force de son vieux cœur…
.
Il est des voitures qui geignent
Et aussi des petits héros qui crient
Leur désespoir de pourrir ? l’aurore…
Mais les morts les plus ? plaindre,
Ceux que mon cœur veut consoler,
Ce sont les pauvres d’un pays de soleil,
Ce sont les champions d’une cause étrangère,
Ceux qui sont morts pour les autres,
ET POUR RIEN !
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VOUS, LES PAUVRES,
Dites-moi
Si la vie
N'est pas une !
Ah! Dire que
Vous êtes les indispensables!...
Ouvriers, gens modestes
Pourquoi les gros
Vous étouffent-ils en leur graisse
Malsaine de profiteurs?
Ouvriers,
Les premiers à la tâche,
Les premiers au combat,
Les premiers au sacrifice,
Et les premiers dans la détresse...
Ouvriers,
Mes frères au front songeur,
Je voudrais tant
Mettre un juste laurier,
A vos gloires posthumes
De sacrifiés.
- La grosse machine humaine
A beuglé sur leurs têtes,
Et vente à leurs oreilles
Le soupir gémissant des perclus!...
Au foyer ingrat
D’une infernale société,
Vous rentrez exténués,
Sans un réconfort
Pour vos cœurs de « bétail pensif»...
Et vos bras,
Vos bras sains et lourds de sueur,
Vos bras portent le calvaire
De vos existences de renoncement!
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Je te l'ai déjà dit
Mon unique folie:
Je rêve tout éveillé
de ce paradis perdu
D'une damnation de Milton
- Mais qui prouve la mort
Des trépassés?
Pour moi, je suis mort
D'une mort terrible:
Mon âme faisait des vers
Quand d'autres vers
Me rongèrent jusqu'aux os.
Mon char était suivi
De tous mes ennemis,
Et le prêtre, pour une fois
Intelligent,
Sifflotait une de mes
Rengaines préférées...
Mon père jouait à la belote
Et cracha son mégot
Quand mon cercueil passa.
Seule ma mère
Démolissait une poitrine
Qui avait sa fierté...
Et puis ma petite sœur
N'avait plus personne
Pour lui montrer ses problèmes.
Mon chat regrettait mes os,
Qu'il trouvait appétissants...
Le Coran seul
M'accompagna jusqu'au cimetière.
En des mondes
Par moi seul parcourus,
Glissent des mirages sans nom :
Il fut un rêve
O si clair !...
Où j’allais, mes chimères
Fleurissant,
Cependant qu’aux cafés maures
Chevauchait l’esprit
Des diwans antiques…
Ainsi, revenu
D’un sortilège,
J’ai bu aux sources de désespoir.
J’aime et suis pendu
A des arbres de folie.
Souvent, quand monte
Le cri des amours immolées,
L’on voit aller, se dressant,
Des spectres de jeunesse…
Pouvoir
Se désaltérer aux « zâaters »
Des yeux d’innocence !
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Dormir, mourir,
Pour s’abreuver aux nectars
Des âmes mouillées…
Errer par les soirs
Aux refuges
Où dort
Un parfum sacrilège…
Une autre nymphe
A pris son vol
Et se posera
Quand ces soirs seront tristes…
J’ai fermé les yeux
A la gazelle timide
Qui vint, l’autre soir
Bramer aux portes d’espoir,
Et j’ai voulu crier,
Comme si le cœur parlait
Au cours du rêve…
Enfin, ivre
D’un vin de pensées mortes,
J’ai cuvé ma folie.
O partir !
Et pourtant …
Partir c’est délaisser.
Pourquoi ne point regarder
Ce qui retient,
Car seuls les morts
Partent les yeux fermés !
Pourquoi ne point comprendre
Que les sanglots sont les échos
Des âmes caverneuses…
Car partir dans la poussière
D’objets chéris,
C’est briser quelque cœur
Et mettre un pied dessus !
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Je dis que,
Des souvenirs
De ces bonheurs perdus,
Naîtra pour toi
Un rêve de félicité…
Malgré que, cette nuit,
Mon moi
Comme un fou vieux et triste
Loup,
Hurle à la mort !
Au jardin des rêves chers
Je vais, à chaque jour,
Voir se fâner quelque lilas,
Et, d’heure en heure,
Mon cœur sanglant
Laisse goutter des larmes
Oh ! Si rouges !...
Ma vie, à moi,
Ce fut un peu de sang
Dans un verre
Que j’ai laissé
Se briser sur mon cœur !...
Du sang ! J’en ai partout !
Coagulé dans mes souvenirs,
Ruisselant dans mes rêves …
O l’assassin de mes chimères :
C’est un ange
Mort dans la mort
Des choses sanglantes…
Peut-être viendra-t-il
Une pleureuse pour m’égayer.
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Tels de mauvais désirs, quand passent
Les chimères,
Pouvoir étreindre un peu de mort arabe !
Car s’enlacent aux joncs
Des âmes stagnantes
Quelques asphodèles
D’immortalité.
Quand rêvent les yeux
Aux horizons qui meurent,
Mon Dieu pourquoi
Cette verdure vaine !...
Voici se faner en l’Avril
Le mirage des orangers,
Pendant que songe un djinn
Sur les figuiers.
La pensée, dans ses corbillards,
Danse et oscille,
A la musique triste et gutturale
D’un prêtre presque vivant !
Les rubis des sables constellent
Dans l’écrin des cœurs extasiés,
Et parfois, parmi le soleil,
Glisse un rayon de lune…
L’Adieu
Des hirondelles,
Nous irons boire une tasse de feu
Car il est un plaisir
De moi seul
Connu,
Et c’est un peu de Vert
Aux cercueils d’espérance !
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Ce soir ma vie sanglote avec des cris de joie :
J’ai entendu venir le chant de ma détresse.
Toi qui pars avec l’or de ma chimère en sang
Dis-moi les mots où passe un fanion déchiré.
Je vocifère encore mon désespoir malade,
Et je sens se faner les pensées sans pareils !
Aux navires de feu des randonnées qui rêvent
J’aurai voulu partir avec mon corps parti…
Toi, la jeune aux gestes verts,
Frappe les murs
De mon taudis hanté ;
Penche ta grâce au loin
Vers celui que tu brises
Des tes regards d’argent !
…Pour comble de malheur
Le vent devient muet !
Habille-toi, ma mort, allons au cimetière
Passer une heure avec les spectres.
- Si je trouvais encore un cœur de loup à vendre,
Ce ne serait qu’un jeu, pour moi, de tout comprendre.
…J’avais bien écrasé les cafards de mon âme
Et voici que je pleure avec des cris de femme !...
- Comme si les haillons de ma jeunesse en friche
Claquaient au souffle lourd de mes pensées de biche...
J’ai vu pour mon malheur, en marge des lagunes,
Un destin de palmier se moisir de passion :
Ainsi fleurit l’espoir de mon amour en nage
Avec les floraisons des imposteurs très chers.
Parmi mon cœur perdu
Hurle un parfum de femme !...
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Toi, ma belle, en qui dort un parfum sacrilège
Tu vas me dire enfin le secret de tes rires.
Je sais ce que la nuit t'a prêté de noirceur,
Mais je ne t'ai pas vu le regard des étoiles.
Ouvre ta bouche où chante un monstre nouveau-né
Et parle-moi du jour où mon cœur s'est tué !…
Tu vas me ricaner
Ta soif de me connaître
Avant de tordre un pleur
En l'obscur de tes cils !...
Et puis tu vas marcher
Vers la forêt des mythes…
Parmi les fleurs expire une odeur de verveine :
Je devine un relent de plantes en malaises.
Et puis quoi que me dise ma Muse en tournée,
Je n'attendrai jamais l'avis des moissonneurs.
Lorsque ton pied muet, à force de réserve,
Se posera sur l'onde où boit le méhari,
Tu te relèveras de tes rêves sans suite…
Moi, j'aurai le temps de boire à ta santé.
Dans les poitrines meurt un désir de détruire
Avec une étincelle où se glisse une étoile ;
J’ai entendu les dieux, là-haut, claquer des dents
A l’approche des vents qui dispersent les cendres…
Que direz-vous, les belles aux regards complices,
Lorsque la mort viendra frapper à votre porte ?...
Ce ne sera plus l’heure où, quand chantent les chats,
On se bouche l’oreille au concert des sagesses.
Allons, voici l’instant choisi des ombres noires,
Pour venir conspirer aux genoux des cadavres,
Parmi les rayons verts d’un croissant qui dit non !
Vous me direz un jour la douceur des baisers…
Enfin, quand Hourria viendra sous les palmiers,
J’écouterai les luths se lacérer le cœur.
La lutte sait attendre
Un lendemain épique ;
Et le guerrier qui pleure
A noyé sa bravoure.
Laissons couler le sang
Sur la terre altérée.
Nous saurons attendrir
Les enfants de nos siècles.
BONJOUR
Bonjour ma vie
Et vous mes désespoirs.
Me revoici aux fossés
Où naquit ma misère !
Toi, mon vieux guignon,
Je te rapporte un peu de cœur.
Bonjour, bonjour à tous,
Bonjour mes vieux copains ;
Je vous reviens avec ma gueule
De paladin solitaire,
Et je sais que ce soir
Monteront des chants infernaux…
Voici le coin de boue
Où dormait mon front fier,
Aux hurlements des vents,
Par les cris de Décembre ;
Voici ma vie à moi,
Rassemblée en poussière…
Bonjour, toutes mes choses,
J'ai suivi l'oiseau des tropiques
Aux randonnées sublimes,
Et me voici sanglant
Avec des meurtrissures
Dans mon cœur en rictus !…
Bonjour mes horizons lourds,
Mes vieilles vaches de chimères :
Ainsi fleurit l'espoir
Et mon jardin pourri !
- Ridicule tortue,
J'ai ouvert le bec
Pour tomber sur des ronces.
Bonjour mes poèmes sans raison…