10 Juin 2018
La femme sauvage
Epilogue
Lumière sur Nedjma et Marguerite face à face. Ali est endormi devant le mur où se projette l’image de Lakhdar accroché à un arbre.
Nedjma :
Il a l’air d’être heureux.
Marguerite :
Oui, quand il dort.
Nedjma :
Est-il donc si méchant ?
Marguerite :
Il ne pense qu’à toi.
Ali s’est réveillé, Nedjma quitte la scène
Nedjma (s’éloignant) :
Allons, je me sauve
Il vaut mieux qu’il ne me voie pas.
Marguerite :
Cette sauvage ! Me confier son enfant, Moi que Lakhdar a laissée seule !
Et me voici odieuse aux yeux de l’orphelin.
Mais suis-je la plus coupable ?
Lakhdar et moi avions commis
L’erreur du chat et de la souris
Notre unique étreinte ayant pris fin
Avant même de commencer
Comme s’il m’avait dévoré par instinct
Après avoir flairé mon odeur étrangère.
Hassan entre en scène. Il porte un paquet. Il se dirige vers Marguerite, puis se retire en laissant le paquet. Marguerite, qui est allée le reconduire, ne tarde pas à revenir. Elle trouve Ali entrain de défaire le paquet. Furieuse, Marguerite le jette à terre. Elle emporte le paquet. Hurlement de l’enfant. Lumière sur Marguerite devant un station d’autobus, le paquet à la main. Dans la foule, des vendeurs de journaux crient.
Premier vendeur :
Attentat contre le colonel Bigeard !
Tension dans la foule. Beaucoup n’ont d’yeux que pour leur montre. Arrive Nedjma, elle va droit vers Marguerite. On comprend qu’elles avaient rendez-vous. Parmi les gens qui attendent, on distingue Mustapha, dissimulé par un journal.
Seconde vendeur :
Nouvelle flambée terroriste !
Premier vendeur :
Nouvelle flambée terroriste !
Le chœur :
Bientôt midi.
Coryphée :
Les autobus sont pleins.
Le chœur :
En voici un !
Le coryphée :
Ho hisse !
Le chœur mime sa ruée dans l’autobus, tandis que Mustapha regarde monter les deux femmes. Elles se tiennent à l’arrière, apparemment peu pressées de s’asseoir.
Mustapha (au public) :
La bombe que Marguerite
Va remettre à Nedjma
Doit exploser ici dans cinq minutes
Nedjma aurait voulu être seule aujourd’hui,
Mais Marguerite l’accompagne.
En tant qu’Européenne,
Elle endormira les soupçons.
C’est la première fois que les rivales
Agissent en commun.
Je dois les contrôler,
Et ne descendre qu’après elles,
Pour couvrir leur retraite.
Encore quelques minutes…
Mustapha prend place lui aussi à l’arrière, toujours dissimulé par son journal. Le coryphée, qui porte à présent une casquette, s’est transformé en receveur.
Le receveur :
Les voyageurs munis
D’un paquet, ou de n’importe quel bagage,
Sont priés de le mettre sur les genoux, et de s’asseoir en priorité.
Mustapha (au public) :
Malheur !
Nous aurions dû prévoir cette parade. .
Que faire ? Descendre avec la bombe ?
Arrêter l’autobus en marche ?
Attirer ainsi l’attention ?
Nedjma, comme si une mouche l’avait piquée, soulève le paquet pour mieux voir l’heure à son poignet. Silence de mort dans l’autobus. Nedjma n’hésite pas. Elle s’asseoit, le paquet sur ses genoux. Marguerite veut le lui prendre.
Mustapha (au public) :
Notre mission était précise.
Nedjma devait rester debout, à l’arrière,
Près de la sortie, le paquet à ses pieds.
Elle devait feindre de l’oublier,
Et descendre au plus vite,
A la prochaine station.
Mais à présent tout est changé.
Il ne nous reste plus qu’à recevoir la charge.
C’est peut-être justice.
Car nous voulions frapper un coup
Avec le sang des innocents.
Nos propres bombes nous déchirent.
C’est peut-être justice.
Mais nous n’avons pas le choix des moyens
Car nous combattons à un contre mille.
Lumière sur la foule –Cris et rires d’enfants. Visages de mères défilant sur le mur-écran. Paysages d’Algérie, chers aux militants qui s’apprêtent à mourir. Nedjma détourne les yeux, semble voir Marguerite pour la première fois, et la secoue rudement. On entend ronfler à plein régime le moteur de l’autobus.
Nedjma :
C’est mon tour aujourd’hui.
J’emmènerai du monde.
Mustapha (à part) :
C’est peut-être justice.
Mais nous n’avons pas le choix des moyens
Car nous combattons à un pour mille.
Nedjma (secouant Marguerite) :
N’oublie pas de descendre.
Marguerite (impassible) :
Je descendrai avec toi.
Nedjma (bouleversée prend sa rivale par la main) :
Ah ! vivement que le temps passe.
Marguerite :
Mais qu’est-ce que le temps
Sinon une bombe
Et qui tarde, et qui tarde !
Mustapha (enchaînant) :
La même bombe nous entraîne
Responsables sans l’être
Et nous rejette enfin parmi les innocents
Comme des monstres de clairvoyance !
Voix de Nedjma et de Marguerite :
Enfin il se retire comme un bandeau
Le temps ce long mensonge
Le temps, le temps qui tue
Le temps qui jusqu’ici
Nous tuait en silence
Le temps a retrouvé
Son rythme sanguinaire.
Mustapha :
Le temps a retrouvé son rythme sanguinaire
Son galop, sa fureur
Le temps ce long mensonge
Le temps a retrouvé son rythme sanguinaire
Il ne sait plus mentir, il galope fourbu
Il ne pourra jamais ponctuer le message
Que d’autres mutilés et d’autres morts nous ont transmis
Le temps c’était notre ignorance
Aux yeux de ceux qui luttent
Un faux monde s’écroule
Déjà, ils sont ailleurs
Déjà ils sont en paix dans la secrète demeure
Où tout le temps s’est englouti
Comme une pierre sans prix et sans mensonge
Parmi les herbes de l’oubli.
Voix de Nedjma et de Marguerite :
Le temps c’était notre ignorance
Nous arrivions sans le savoir
Inséparables de la bombe.
Mustapha :
A peine si l’une militait
Si l’autre était sympathisante
Les voici volontaires
Plus sombres que la mort
Et non moins implacables.
Marguerite :
En vérité la mort n’est pas notre domaine
Nous passerons très vite ce noir moment
Mustapha :
C’est par vos yeux que la nation verra le jour.
Musique du temps. Le rythme se précipite. Lorsque s’éteint le cri de la sirène, on devine que l’engin ne fonctionne pas comme prévu. Ronflement de l’autobus.
Nedjma :
Réduites à n’être plus
Qu’une explosion vivante.
Marguerite :
Et qui se fait attendre
Au cœur de l’ennemi.
Nedjma :
Il faut que notre sang s’allume.
Marguerite :
Et que nous prenions feu.
Nedjma :
Pour que s’émeuvent les spectateurs.
Marguerite :
Et pour que dans le monde
On ouvre enfin les yeux.
Nedjma :
Non pas sur nos dépouilles.
Marguerite :
Mais sur les plaies des survivants.
Le receveur (après un silence) :
Terminus ! Tout le monde descend !
Le chœur se rue à l’avant-scène. On voit Nedjma et Marguerite descendre les dernières. Lumière sur le paquet que tient Nedjma. Il pèse tout son poids de fausse alerte, et il peut encore exploser.
Mustapha (disparaissant parmi les voyageurs) :
C’était une bombe artisanale.
Foudre de maladresse, elle n’a pas éclaté
A la minute voulue.
Pourvu qu’elle reste en cet état
Qu’elle n’éclate pas en route
Déchiquetant les militantes
Trahissant doublement
L’espoir sinistre placé en elle !
Lumière sur Ali. Assis devant le mur, il attend Marguerite. Dès qu’il entend leurs pas, il court vers les deux femmes, arrache le paquet des mains de Nedjma, et s’échappe en courant.
Marguerite (épouvantée) :
Il est parti avec la bombe !
Nedjma (se mordant les mains) :
Arrêtez-le !
Marguerite :
Ce maudit paquet ! Une première fois, il a voulu l’ouvrir.
Nedjma :
Il va recommencer.
Hurlement des deux femmes.
Lumière sur Nedjma prostrée derrière les ruines. Hassan et Mustapha s’entretiennent à l’écart.
Hassan (exaspéré) :
Moi, un enfant pareil, je l’aurais attaché
Mustapha :
Les cris lui ont fait peur
Hassan (il arpente la scène) :
A l’heure qu’il est, il erre encore avec la bombe.
J’ai envoyé un groupe à sa recherche.
Trop tard, il va sans doute la démonter. On le remarquera…
Mustapha (montrant Nedjma) :
Sa mère m’inquiète davantage.
Hassan (impératif) :
Elle ne doit plus rentrer chez elle. Marguerite, non plus. Imagine l’enfant aux mains de la police. L’enquête mènerait tout droit à la villa.
Hassan et Mustapha quittent la scène. Nedjma rentre dans l’ombre. Deux bancs devant le mur figurant l’entrée d’une buvette. Les bouteilles sont cachées sous les pieds des consommateurs. Au centre d’une beuverie ostensiblement clandestine trône Visage de Prison, la flûte aux lèvres. Deux ivrognes d’élite Tapage Nocturne et Mauvais Temps, ainsi nommés par leurs ouailles, se tiennent à ses côtés. Il joue en sourdine, et boit à la sauvette. Soudain, trois militants font irruption.
Tapage Nocturne (à part) :
Aïe !Aïe !Aïe ! Ceux-là ne plaisantent pas.
Premier militant :
Une drôle d’odeur ici !
Visage de Prison (souriant) :
Asseyez-vous, mes frères.
Mauvais Temps (même jeu) :
Ne vous gênez pas !
Second militant :
Allons, debout !
Tout le monde se lève, sauf Visage de Prison qui tente de charmer les militants. Mais l’un d’eux a vite fait de confisquer la flûte.
Visage de Prison (indigné) :
Nous ne sommes pas en prison !
Second militant (empoignant Visage de Prison) :
Allons, debout ! Ouvre la bouche ! Pouah, il sent le vin !
Premier militant (découvrant une bouteille) :
En pleine révolution !
Second militant :
Alors que le mot d’ordre est de boycotter le tabac !
Les militants vident les bouteilles sur les récalcitrants. La scène se vide. Les martyrs du vin reviennent en file indienne. L’un d’eux butte sur Ali assis dans l’ombre, son paquet à la main.
Tapage Nocturne :
Qu’est-ce que tu fais là ?
Mauvais Temps :
Tu nous espionnes ?
Visage de Prison :
Laissez-le.
Visage de Prison attaque un air de flûte. La mélodie attire Ali dans la buvette.
Tapage Nocturne (remarquant le paquet) :
C’est un casse-croûte ?
Visage de Prison (se rapprochant d’Ali) :
Tiens, je te prête ma flûte.
Pendant qu’Ali s’empare de l’instrument. Les trois acolytes ouvrent le paquet.
Tapage Nocturne :
On dirait une machine.
Mauvais Temps :
On dirait une horloge.
Visage de Prison :
On dirait une bombe !
A ces mots, les militants font encore irruption, menaçants, mais ils s’arrêtent devant le mystérieux engin.
Visage de Prison (sentencieux) :
Frères, vous le voyez, nous sommes des patriotes.
Ne croyez pas que cette bombe soit l’effet du hasard.
Sachez que c’est ici une buvette révolutionnaire.
Premier militant :
A dater d’aujourd’hui
Nous vous considérons comme un groupe autonome.
Les militants quittent la scène. Visage de Prison reprend sa flûte. Il improvise un air de circonstance. Un goumier titubant entre dans la buvette.
Le goumier :
Du vin ! Des femmes ! De la musique ! J’ai de l’argent.
Visage de Prison :
Tu ne pouvais pas mieux tomber.
Visage de Prison se concerte avec ses acolytes. Il débouche une bouteille.
Visage de Prison (au goumier) :
Bois. Ne crains rien. Ici on ne fait pas de politique.
Le goumier :
J’ai de l’argent. A la guerre, on est bien payé !
Du vin ! Des femmes ! De la musique !
Visage de Prison (poussant Ali vers l’avant-scène) :
Surveille la rue. Si quelqu’un vient, tu siffles.
Tandis qu’Ali fait le guet, et au moment précis où Visage de Prison revient dans la buvette. Tapage Nocturne et Mauvais Temps se jettent sur le goumier. Ils l’étranglent avec son turban. Le goumier se défend, mais ses cris sont couverts par la flûte furieusement mélodieuse de Visage de Prison. Exécution dans l’ombre et en musique. Puis le corps du goumier est fourré dans un sac, et les deux hommes l’emportent dans la coulisse. Ali, qui n’a rien vu, occupé à guetter, les regarde passer.
Ali :
Qu’est-ce que c’est ?
Visage de Prison :
Un sac de pomme de terre.
Ali :
Ils vont le vendre ?
Visage de Prison :
Il est déjà vendu.
In Lettres Française 17-23 janvier 1963