Rédigé par Polygone Etoilé et publié depuis
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En janvier 1948, Kateb Yacine adresse à Gabriel Audisio une longue lettre dactylographiée, qui se présente comme un curriculum vitae :
Cher Ami,
À l’instant, je me souviens que vous m’aviez le jour de mon départ demandé de vous envoyer quelques détails biographiques.
Je suis né le 26 août 1929 à Condé Smendou (Constantine). Mon père et ma mère sont tous deux arabes de la région de Souk Ahras. Mon grand-père maternel, Si Ahmed el Ghazali Kateb, était considéré comme un des plus grands poètes de langue arabe en Afrique du Nord.
Vous pourrez trouver de ses preuves dans les anthologies éditées par les Ulémas, et dans diverses revues de Tunisie, d’Egypte et de Syrie. M. Millerand, alors Président de la République française, lui écrivit une lettre élogieuse où il lui proposait d’élever un buste à son effigie. Mon grand-père ne répondit pas à la lettre. Mes aïeux étaient tous à l’arrivée des français magistrats (Cadis) ou Ulémas. Les nécessités de l’état-civil firent que les frères dont nous descendons prirent deux noms différents. L’un donna naissance à la famille Cadi qui compta Cadi Chérif, le premier colonel d’artillerie sorti premier de Polytechnique, et l’autre s’appela Kateb (écrivain) et ses fils furent tous lettrés en arabes.
Mon grand-père paternel, Kateb Salah, fut un bon grammairien, d’autres Kateb furent professeurs d’arabe, écrivains, interprètes. L’ensemble de la famille était désigné avant la domination française sous le nom de Kablout. Cadi Abdelkader n’est pas notre parent, il est d’Aïn Beïda, alors que nous sommes de Souk Ahras.
La première conseillère municipale algérienne, élue en 1945, est Zouleïkha Kateb, ma cousine. Malheureusement, notre famille semble frappée du mal d’extinction : ces deux dernières années, elle a perdu plus de quinze de ses membres. Notre famille est très estimée, mais nous passons volontiers pour des bohèmes dénués de pratique et pour des amateurs d’alcool et de musique orientale.
[Ajouté à la main : Nous sommes aussi tous pauvres et imprévoyants.]
Pour ma part, j’ai fait d’excellentes études jusqu’en quatrième. Puis j’ai négligé mes études pour lire comme un forcené et écrire. J’ai écrit mon premier poème à onze ans, c’était une satire. De onze ans à quinze ans, j’ai lu Baudelaire et Rimbaud, et des livres effarants, jusqu’à Proust. Je n’ai jamais été attiré par les romantiques.
Par contre, j’ai tout de suite aimé Cocteau, Eluard.
Le 8 mai 1945, j’étais encore potache, j’ai été arrêté pour atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l’état, détention d’armes, participation à bandes armées, propos séditieux. Libéré quelques mois après, je me trouvais lancé dans une tournée de conférences révolutionnaires, et je fis imprimer un petit recueil intitulé Soliloques.
Pour échapper à la facilité et au ridicule de "conférencier", je suis venu à Paris, à la fois pour travailler, apprendre et changer d’air.
Comme vous le voyez, je suis un piètre biographe, mais l’essentiel était de dire ces choses… je vous salue bien, tout honteux de ce style, mais j’essaierai de me racheter en vous envoyant bientôt "L’Existence des laboureurs", que je termine.