26 Août 2018
Novembre 1948, Kateb Yacine se présente comme secrétaire général d’un Front national démocratique algérien, préfiguration, selon lui, du FLN, organise et anime un meeting explosif qui lui attirera les foudres des autorités coloniales comme des messalistes. On jugera du caractère visionnaire de la conférence qu’il prononce au cours de ce meeting et dont le tapuscrit figure parmi les documents du fonds Audisio :
Oligarchie colonialiste, lutte des classes et prolétariat
Après la mort d’Abdelkader, le Gouverneur général de l’Algérie put "gouverner" comme il l’entendait. Ses intentions étaient loin d’être mystérieuses. Il voulait d’abord écraser toute velléité de résistance ou de rébellion populaire pour installer ensuite le règne de la "Chrétienté française" et pouvoir, à la place de l’économie nationale ruinée par l’incurie des Turcs et la guerre de l’Indépendance, échafauder une sorte de succursale autonome de l’impérialisme français.
Cet impérialisme trouvait terrain vierge, et propice. Épuisées par la famine et les répressions, les classes sociales de l’Algérie avaient perdu toute conscience et vivaient dans la confusion. Retenue par la pusillanimité des féodaux autochtones qui protestaient pourtant de leur patriotisme, la population ne pouvait s’opposer à l’occupation française. Elle ne voyait plus que le potentiel militaire des envahisseurs, ne pouvant discerner leur empire économique. En effet, au début de l’occupation, les propriétaires fonciers, les hobereaux, les commerçants, les représentants du culte furent brimés au même titre que paysans, artisans et nomades. L’ensemble des couches laborieuses et même un certain nombre de féodaux furent frappés par les mêmes impôts écrasants, les mêmes mesures vexatoires.
C’est ainsi que, l’asphyxie de l’économie aidant, la lutte des classes s’éteignit presque. Riches ou pauvres, paysans ou bourgeois, les Algériens s’agglomérèrent en une masse privée de vie, n’offrant plus aucune résistance à l’ennemi. Subjuguées par les rigueurs et les péripéties de l’occupation, les masses laborieuses de l’Algérie ne virent pas que nos féodaux cherchaient déjà à lier partie avec l’occupant, pour conserver leurs privilèges.
En fait, à peine la "pacification" terminée, les Français s’empressèrent de se rapprocher de ces féodaux, ainsi que des plus puissants parmi les commerçants et les Ulémas, lesquels se soumirent sans trop hésiter.
Or l’impérialisme ne pouvait définitivement s’installer dans notre pays avec le seul appui du Gouvernement général et des féodaux autochtones. La résistance du peuple algérien ne pouvait être brimée que si l’Algérie était entièrement dominée à la fois par les troupes d’occupation françaises et par un vaste réseau d’administrations et d’entreprises impérialistes largement répandues à travers les territoires.
La ruée des financiers et des négriers vers la nouvelle "colonie" nécessita par ailleurs de nouvelles constructions, tandis que le Gouvernement général recrutait dans la métropole de nouveaux effectifs militaires, une police, des "administrateurs", etc. Puis les émissaires de la Chrétienté se mirent de la partie. Ils voulaient non seulement assouvir une haine religieuse refoulée depuis les Croisades, mais aussi participer aux bénéfices… Ils ne se contentèrent nullement du rôle de missionnaires ; ils se mêlèrent activement à la vie politique, et grâce à eux une véritable Citadelle Cléricale se dressa dans notre patrie.
Alors Bugeaud et ses successeurs durent faire appel à un troisième élément "colonisateur", le plus dangereux : les propriétaires fonciers européens, à qui l’expropriation allait livrer la totalité des ressources nationales. En effet, les experts du Gouvernement général comprirent vite que l’Algérie, ayant une économie basée sur l’exploitation agricole, il ne pouvait être question de s’y établir sans installer un paysannat européen omnipotent, maître des terres, de la production agricole, et même du commerce extérieur. Nombre de financiers rechignèrent, mais le temps pressait. Le sort de l’impérialisme n’est-il pas de mourir de pléthore ? Pour rester maîtres de l’Algérie, les potentats du Gouvernement général durent se laisser envahir par la nouvelle classe exploiteuse des colons.
Ainsi naquit le colonialisme. Notre peuple dut alors se débattre sous une écrasante oligarchie à trois formes :
a) Oligarchie militaire, policière, administrative groupée autour du Gouvernement général, soumise en principe à la surveillance du Parlement français, mais se dérobant à cette surveillance et ne l’acceptant que pour la forme.
b) Oligarchie cléricale, s’acharnant contre l’âme même de notre peuple, participant à la politique impérialiste sur le plan intérieur.
c) Oligarchie foncière, composée de colons possédant la presque totalité des richesses agricoles et du commerce extérieur avec la Métropole, étouffant jusqu’à la féodalité autochtone et dirigeant sur place la politique du Gouvernement général.
Pour faire oublier aux opprimés l’expropriation et la transformation des mosquées en cathédrales, pour faire croire à la prospérité de l’entreprise impérialiste, la classe exploiteuse des colons fit à son tour appel à d’autres couches de la population européenne qui lui fournirent des ouvriers qualifiés, des techniciens, des ingénieurs, des architectes, des instituteurs, des avocats, des médecins, des marins, etc.
De même, l’affluence des capitaux, l’essor du commerce entre les "colonies" et la Métropole, la croissance de l’édifice colonialiste, les besoins des nouveaux venus firent naître, bien que malgré les colons, un certain nombre de petites industries, surtout dans les villes principales. Toutefois, toutes ces industries restèrent toujours insuffisantes, par la volonté des colons qui ne les avaient tolérées que parce que leur propre existence y trouvait confort et bien-être.
C’est alors que se pose le problème de la main-d’œuvre. Malgré leurs efforts, les colons ne purent empêcher certains Algériens de travailler à titre de prolétaires salariés, aux côtés des travailleurs européens…
Or les colons s’étaient farouchement opposés à toute extension de l’Industrie, c’est qu’ils tenaient à leur sous-prolétariat agricole et ne se souciaient peu de voir se développer dans les villes une main d’œuvre autochtone salariée.
Ils considéraient les citadins comme plus "éveillés" que les paysans, donc comme plus difficiles à exploiter. Ils espéraient enfin que, maintenus dans les exploitations agricoles de la campagne, ignorant de tout droit au salaire, les paysans resteraient à leur merci.
Séparer les paysans, des ouvriers travaillant dans les petites industries des villes, pour les empêcher de s’éveiller à la conscience de classe, telle a toujours été la politique des colons.
En effet, jusqu’à la première guerre mondiale, ils "nourrissaient" les fellahs employés chez eux, mais ne leur donnaient pratiquement aucun salaire (compte non tenu des sommes dérisoires qu’ils leur distribuaient à de rares occasions, presque à titre d’aumône).
On conçoit bien après cela que les colons se soient toujours inquiétés de voir naître, aux côtés du prolétariat européen, une main-d’œuvre industrielle autochtone salariée, consciente de ses droits et de l’exploitation à laquelle étaient livrés ses frères de classe paysans.
En outre l’aménagement de routes, de ponts, de barrages dans les régions les plus reculées força le Gouvernement général à employer de nouveaux travailleurs et autochtones, créant malgré lui, et malgré les craintes des colons, un prolétariat unique où devraient entrer définitivement un nouvel élément national de l’Algérie : les exploités européens.
Il est évident que l’étouffement de la lutte des classes, la haine raciale, la propagande réactionnaire des cléricaux et les manœuvres de division des colons ont influé sur ces européens exploités, et les ont momentanément éloignés de la population laborieuse autochtone, dont ils partagent pourtant les conditions de vie.
On leur fait croire qu’ils sont, eux aussi, des "civilisateurs" menacés par la révolte populaire. Mais rien ne pourra empêcher qu’ils s’éveillent bientôt à la conscience révolutionnaire et luttent aux côtés de toutes les masses laborieuses de l’Algérie, contre l’exploitation colonialiste. Déjà ils rejoignent en masse les syndicats et le Parti des ouvriers, participant à la lutte du peuple algérien, par des grèves victorieuses, des manifestations revendicatives. Il nous appartient de les entraîner encore plus nombreux au combat pour la Libération nationale, pour la conquête du pouvoir par les travailleurs révolutionnaires.
En conclusion, bien que noyée dans le combat mortel que poursuit le peuple algérien depuis plus d’un siècle, la lutte des classes devient une réalité de plus en plus vivace. Notre prolétariat s’organise dans le feu de la lutte contre l’impérialisme. Il nous reste à aider des millions de travailleurs agricoles et de paysans à prendre conscience de leurs intérêts, de leur destin.
Quant à la bourgeoisie algérienne, il convient de noter qu’elle est aujourd’hui dans sa majorité anti-colonialiste. En tant que telle, elle contribue en seconde place au mouvement de Libération nationale. Elle a, elle aussi, ses buts propres, qui sont forcément distincts des nôtres. Car nous ne devons jamais nous confondre avec la bourgeoisie, même si temporairement elle fait cause commune avec les exploités. Actuellement, nous avons besoin de son alliance et nous devons faire bloc avec elle pour libérer la Patrie.
Aussitôt cette étape atteinte, le devoir de tout révolutionnaire sera de barrer la route à la bourgeoisie, pour l’empêcher d’acquérir de nouveaux privilèges, à la faveur de la victoire populaire.
Il est clair qu’il ne saurait y avoir de Parti unique en Algérie. Sous la domination turque, comme sous la domination française, bourgeois et féodaux ont trahi la cause du peuple.
Aujourd’hui le peuple se lève. La situation actuelle nous commande de faire bloc avec la bourgeoisie et de l’entraîner au combat. Mais une fois la Libération nationale arrachée, soyons vigilants : les ressources et le pouvoir d’une Algérie libre et indépendante ne sauraient appartenir à d’autres qu’aux travailleurs.